Avant toute manifestation, avant le Big Bang, le Verbe ou que Brahman ne sorte de sa fleur de lotus, il y avait le Néant, le Rien, le zéro. Puis, par un miracle inexplicable, de ce dernier émergea la Création, le Tout, le un. L’Être se dissocia du Néant, le un se sépara du zéro. Jusqu’alors inexistante, ce fut l’apparition à la fois concrète et abstraite de l’unité, en tant que Tout et scission du zéro. Elle fut créée simultanément et consubstantiellement à l’univers manifesté, alors composé de deux parties. Une partie concrète, accessible par nos sens, contenant a minima tout ce qui les stimule ainsi que le Néant et le Tout (le zéro et le un); et une partie abstraite, accessible par l’esprit, contenant a minima le un et le zéro, ainsi que tout ce qui en découle. Dans cette dernière, le un, comparé à lui-même, donne le deux, puis le trois, et ainsi de suite. La partie abstraite de la Création inclut donc intrinsèquement, sans aucune espèce de développement, par essence même, les nombres entiers. Bien qu’étant abstraits, ils n’en sont pas moins une observation, toute aussi réelle que la gravitation, toute aussi mystérieuse que le parfum d’une rose, qu’une expérience mystique ou que la présence du mal. Ils sont comme un pilier, une fondation à l’Existence, universelle et absolue, et semblent cacher dans leur magie les clefs de ce monde dont ils ordonnent les rouages.
L’univers dans sa totalité perceptible est la somme du monde concret, celui dans lequel notre corps évolue, et du monde abstrait, celui dans lequel notre tête évolue. Ces deux mondes bien distincts sont indissociables par une étonnante connivence, par un lien inexpugnable, une sorte de socle commun : le un et le zéro. Contrairement à eux, les autres nombres sont purement abstraits. Le deux n’existe pas, il n’a et ne sera jamais observé. Il faudrait pour cela trouver deux choses séparables et identiques dans l’univers, ce qui est impossible. Si elles sont séparables, c’est qu’il est possible de les différencier et donc elles ne sont pas identiques. Qui plus est, rien dans l’univers n’est réellement séparable. Les choses concrètes que nous observons et "séparons" dans notre esprit ne le sont pas en réalité. Les photons émis et reçus par un objet, les électrons qu'il rejette et absorbe à chaque instant font-ils parti ou non de ce dernier ? Même nous, qui avons le sentiment si naturel d’être un, le sommes-nous réellement ? A quel moment l'air que nous inspirons devient nous ? A quel moment l’air que nous expirons n’est-il plus nous ? Même quand nous croyons observer le un chez nous ou autour de nous, nous ne voyons que le un abstrait de notre esprit. Le un n’existe que dans le Tout, et sa perception concrète, appelée “grâce divine”, “nirvana” ou “samadhi” par les rares élus ayant eu la chance de l’atteindre, est le but ultime de l’existence. C’est un fait que l’humanité sait depuis la nuit des temps et que les physiciens ont fini par devoir admettre à contrecoeur : rien dans ce bas monde n’est un si ce n’est le monde lui-même. C’est évident dans l’abstraction mais c’est la vérité la plus profonde et la plus enfouie du monde concret. A l’instar du un, le zéro peut également s’observer, il est même partout : c’est le Néant, le vide existentiel, l’absurdité originale ; mais nous préférons éviter de le regarder pour ne pas succomber au vertige angoissant de ses ténèbres abyssales.
Il survient que la partie concrète de la Création est incompatible et pourtant inséparable de sa partie abstraite par cette maigre mais si fondamentale intersection qu’est le couple unité/nullité. C’est comme si ces deux mondes se tenaient la main en ces deux points et qu’ils s’effaçaient l’un à l’autre dans un chaste entrelacement, si complice qu’ils semblent parfois s’effleurer mais sans jamais se toucher. Ils emplissent l’univers par leur imbrication fractale, ils se tournent autour sans jamais se mélanger, restant mutuellement inaccessibles malgré leur étreinte intime, comme peuvent l’être deux danseurs de tango. Et au milieu de cette spirale vertigineuse il y a l’Homme, qui a l’heureuse capacité de se mouvoir dans ces deux monde à la fois, au prix de la malheureuse limitation que son mouvement n’est jamais que dans les deux à la fois. Il est coincé entre l’abstrait et le concret, ne pouvant appréhender l’un sans l’autre. Dérouté par cette position inconfortable et insurmontable, il tente de bâtir des ponts entre les deux, de les faire se rencontrer au sein de son fantasme, mais en vain. Il ne peut qu’assister, impuissant, à la marche infinie de cette dualité et contempler en silence son mystère. Dans le but de l'éclaircir, ou au moins d’en soulager la présence angoissante, il en explore les multiples facettes par des expéditions, ayant toutes différentes directions, différents points de départ mais toujours l’objectif d’en éclairer les ténèbres. Parmi toutes ces tentatives de compréhension, il en est une particulièrement ambitieuse que l’on nomme les Mathématique ; et dont l’idéal est l’investigation pure et complète de l’abstraction. Périlleuse par la contorsion qu’elle représente, elle a pour but d’embrasser la pureté du concept, de s’immerger totalement dans son royaume pour en percevoir les contrées, immaculée de l’empreinte du réel. Cette discipline, c’est l’effort contre-nature et pourtant si noble de se glisser hors de son état originaire, d’abandonner sa nature duale pour la curiosité d’en mieux discerner les contours. Les mathématiques, c’est la contemplation exclusive de la face abstraite du mystère existentiel.
Quel qu’en soit l’objet, tout étude du monde est rendue ardue par l’entrelacement infini du monde concret et du monde abstrait. Les mathématiques n’y font pas exception. Chaque concept abstrait est dissimulé derrière l'infinité de la réalité et de même chaque chose concrète est masquée par la foule de concepts que l’homme ne peut s’empêcher d’y associer. Ces derniers sont loin d’être limités aux seuls nombres entiers même s’ils en fournissent la substance, comme des briques élémentaires atomiques. L’interprétation inconsciente que nous faisons du monde nous fournit de multiples exemples d’autres concepts, comme les figures géométrique ou le raisonnement logique. Il suffit de regarder le soleil pour y voir un cercle, l’horizon pour y voir une ligne droite. Pourtant, nul ne peut se vanter d’avoir déjà vu un cercle ou une droite. Il est aisé de se rendre compte que ces concepts mathématiques n’ont aucun sens dans le monde concret, bien qu’ils y laissent négligemment traîner leur trace un peu partout. Ce phénomène étonnant rend leur existence évidente et certaines de leurs propriétés intuitives mais rend leur étude profonde d’autant plus difficile que ces fausses observations que nous croyons faire sont polluées et déformées par la présence du concret. Dans le cercle que nous observons, il y a un trait d’une certaine épaisseur, d’une certaine régularité, d’une certaine couleur, d’une certaine orientation, d’une certaine matière, imprimé sur un support d’une couleur, texture, matière différente, et ainsi de suite. C’est la somme de tous ces éléments qui nous permet d’observer le cercle, mais pourtant aucun d’entre eux n’est propre au cercle. L’essence du cercle est absente de ces détails superflus et néanmoins essentiels à sa matérialisation, mais on la sent tout de même cachée derrière. Pour l’apprécier véritablement dans toute sa pureté, il s’agit de l’isoler de ce voile de réalité. Il faut mettre à nu le concept, le dépouiller de son habillage factuel, de sa parure de réalité. C’est précisément là l’oeuvre du mathématicien. Il s’inspire du concept abstrait qu’il perçoit dans une réalité concrète, et le nettoie de ses particularités pour en observer directement l'essence et donc la réalité abstraite. Puis, petit à petit, il s’affranchit de cette impulsion et continue à avancer dans les terres arides et inhospitalières du monde abstrait, pas à pas vers des horizons où la réalité concrète n’est plus qu’un lointain souvenir.
En tant qu’être humain, notre perception innée des concepts abstraits est très limitée et notre capacité à les dissocier de leur observation concrète quasi inexistante. L’apprenti mathématicien, aussi doué soit-il, se doit de perfectionner son art pour espérer accéder à des réalités abstraites profondes dans leur état pur. Comme un musicien, il doit commencer humblement par exercer son oreille, par exemple en pratiquant des gammes, avant d’espérer pouvoir transcender l'interprétation d'une cantate de Bach ou d’improviser un solo de jazz mémorable. S'il commençait son apprentissage sans avoir eu aucune expérience directe de la musique, sans la sentir dans ses tripes, sans en percevoir les implications émotives et spirituelles, il la réduirait à sa superficie, à une somme de règles et d'exercices arbitraires et fastidieux alors que ce ne sont que des outils précieux que l’humanité a perfectionné au fil des siècle pour se transmettre le flambeau de l’exploration. L’expérience directe des mathématiques et de leur beauté est hélas bien plus rare et difficile à partager ; elle n’arrive guère par hasard ni autrement que par un contact avec les notions superficielles de la discipline. Les calculs, formalismes et méthodes de raisonnement si redoutés des écoliers, sont pourtant des alliés extrêmement puissant, des raccourcis miraculeux pour qui voit l’horizon qu’ils rapprochent, mais de terribles bourreaux pour qui se sent contraint d’arpenter leurs sillons tortueux. Ils permettent, grâce à leur précision et leur rigueur, de contempler d’un peu plus près le magnifique monde des mathématiques face auquel personne ne peut affirmer rester indifférent ayant eu, ne serait-ce que l’espace d’un instant, un aperçu de sa majesté. Le monde des mathématiques est comparable aux glaces antarctiques. Beau, froid, impitoyable. Tout y est absolu, immuable, grandiose, fascinant par l’éclat omniprésent de sa pureté, par l’élégance éternelle de ses courbes, par la précision redoutable de sa logique, par la certitude rassurante de sa perfection. Mais dans ce royaume gelé, il n’y a pas de place pour la vie, pas de place pour l’émotion. L’univers abstrait est sans pitié, sans compromis, sans ambiguïté, sans faille. L’indifférence terrible de la vérité et de la rigueur y règne en maître dans un régime absolu et universel. Tout y est soit vrai soit faux, exact ou bien erroné, noir ou blanc ; il n’y a jamais de gris. Si on y voit de la couleur, c’est qu’il reste du chemin à parcourir, c’est que la pureté n’est pas encore absolue, que la vérité n’est pas encore exacte, la réalité pas encore objective. Il faut alors plonger plus profond dans ses ondes glaciales, prendre plus de recul sur l’immensité de ses plaines, déchirer son voile nuageux et remonter le courant de l’abstraction, jusqu’à faire jaillir de sa source l’évidence de la perfection, jusqu’à toucher l’infini du cosmos. A chaque fois, c’est l’occasion de s’extasier des pirouettes inattendues de sa topologie, de s’émerveiller de l’évidence profonde derrière chacun de ses reliefs, de s’enivrer du charme intemporel de sa géographie, dont nul n’aurait jamais pu présager sans avoir cheminé un temps soit peu sur la longue route des mathématiques.
Vanter les mérites des mathématiques pour leur utilité pratique est un boniment bancal dont personne n’a jamais vraiment été dupe. Dire que l'art est utile car il a permis une propagande ou une publicité plus efficace est d'une vulgarité infinie et d’une mauvaise foi affligeante. Il en va de même des mathématiques. C'est un appel, une exploration, dont les idées peuvent servir certes, mais dont l'intérêt profond réside dans les vérités qu’elles dévoilent et non pas dans leur appropriation détournée. Les applications concrètes des mathématiques sont indéniablement impressionnantes mais ne sont qu’un témoignage de leur puissance et de leur richesse, qui reste purement anecdotique et dérisoire face aux bénéfices que l’on tire de leur pratique authentique. L’utilité des mathématiques est une utilité intellectuelle, concernant chaque individu indépendamment, comme un outil de perception fondamental, un moyen formidable d’approfondissement de son rapport au monde. Elles ne profitent réellement qu’à ceux qui en cultivent les fruits et non à ceux qui les mangent. Ces derniers ont d’ailleurs souvent le malheur d’en être gavé jusqu’à l’indigestion ou bien d’attraper une crampe lorsqu’il s’agit pour une fois d’aller eux-même les cueillir, ce qui les amène à prendre en aversion l’arbre bienveillant des maths qui ne souhaite pourtant rien d’autre que de nous apprendre à nous mouvoir avec aisance entre ses branches, ce qui est capital pour développer un rapport sain à l’abstraction. Sans forcément devenir un acrobate, cette agilité est un atout essentiel de la vie humaine. Ceux qui refusent de naviguer dans le monde abstrait renient leur propre fonctionnement, c’est comme s’ils se coupaient un membre. Ils n’en meurent pas, mais s’épuisent à force d’en compenser l’usage et de trébucher sur des racines qu’ils ne voient pas. A l’inverse, ceux qui s’y plongent corps et âme perdent leur sens concret, ce qui est une autre façon de s’estropier, de tronquer sa réalité, comme quelqu’un dont l’existence se vouerait aux performance de son biceps. Le monde de l’Homme réside dans sa dualité abstrait/concret et son exploration sert à en affermir l’équilibre plus qu’à en encourager la fuite qui, fût-elle possible, ne s’opère en aucun cas par le déni ni de sa réalité ni de ses limites. Par les facultés d’analyse et de discernement qu’elles nous poussent à développer, les mathématiques jouent un rôle crucial dans cet équilibre dont l’harmonie dépend du degré de conscience et de clarté avec lequel leur mélange est effectué ; et dont à terme l’unification transcendantale s’opère par le pouvoir infini, universel et conceptuel du un.